LE FLEUVE
La Ligua rest plus qu'un souvenir.
Ici, dans la province rurale de Petorca, á 150 kilometres au nord de la capitale chilienne, pendant longtemps, les gamins ont passé leur dimanche d'été á plonger dans le río, a se défier á la nage. Aujourd'hui, son lit reste vide. Sur 100 métres environ, de rive á rive, des pierres grises á nu et une terre maronnasse. Péle-méle sous un pont, des bouteilles en plastique, des gants de jardinage, des canettes de biére, des seaux de peinture et des paquets de cigarettes. L'un des visages de la mégasécheresse, conséquence du déreglement climatique, qui a débuté il y a plus de douze ans et qui frappe maintenant plus de la moitié des communes du Chili. Le désert du Nord avance vers le Sud, transformant certaines provinces, comme Petorca, en zones semiarides. Trop maigres, déshydratées, les chevres et les vaches des petits éleveurs meurent. Les nappes phréatiques agonisent. Les cours d'eau s'assechent, puis s'éteignent. Pourtant, un peu plus bas dans la vallée, il est difficile de manquer ces étendues d'un vert éclatant, surtout Pété.
Dans la région, on les apercoit un peu partout, rangées en ligne : sur tout le flanc d'une colline, au bord d'une route, dans les vallées... En dépit de la sécheresse, elles s'étalent, verdoyantes, sur des dizaines d'hectares. Juste á cóté, comme tracées au cordeau, les terres assoiffées du reste de la province. Bienvenue dans Peldorado des avocatiers! C'est la variété Hass, originaire de Californie, qui est ici cultivée quasiment partout. Sa peau plus épaisse que les espéeces locales la vouait á un brillant avenir á Pexport.
Elle peut résister aux coups et aux diverses manipulations se réjouissent les agriculteurs qui ont commencé á la planter massivement dans les années 1990 et 2000, changeant la face de la région de Valparaíso (oú se trouve la province de Petorca). Plus de la moitié de la production — 217000 tonnes au total en 2021 — est vendue á Pétranger, principalement aux Pays-Bas et aux États-Unis. Entre les mois de janvier et de juillet, 403 tonnes de cet or vert ont été cette année exportées en France.
Particulierement gourmands, les avocatiers réclament 410 litres pour chaque kilo de fruits produits. «4u Chili, il y a eu une surexploitation de de la part des producteurs agricoles par rapport aux ressources disponibles », releve Rodrigo Fuster, ingénieur agronome á Puniversité du Chili, a Santiago. Á 5 kilométres de La Ligua, la « Quebrada del pobre », littéralement, «la vallée du pauvre» : quelques maisons accrochées aux collines. Juana Olivares, Pune de ses habitantes, y attrape les nuages.
Cette retraitée de 66 ans a installé sur le toit de son abri de jardin un systeme artisanal, constitué d'une toiture en pente, qui capte les gouttelettes de la brume, les conduit dans une gouttiére puis un réservoir d'eau.
Elle servira á arroser les pots qu'elle a installés sous une serre, des plants de la famille des Verbenaceae contre les douleurs hépatiques ou du boldo contre les troubles digestifs : Parriére de sa maison regorge de plantes médicinales, une activité quwelle a lancée il y a quatre ans, en complément de sa petite retraite. «Mais Peau manque », regrette cette femme joviale, les mains enfoncées dans son gilet en laine de brebis. «L'été, C'est compliqué. On peut ne pas avoir d'eau du tout », déplore-telle. Quand elle coule, son usage est souvent chronométré, limité á une heure ou deux. Lors de pics de sécheresse, des écoles ont pu fermer ponctuellement, faute d'eau pour garantir les conditions d'hygiene prévues par la loi. A Pimage d'autres foyers de la région, Juana Olivares et son époux multiplient les petits gestes et les acrobaties pour retenir chaque goutte. Les douches : «Elles sont courtes! » Des tuyaux quittent la salle de bains et la cuisine pour livrer au jardin les eaux savonneuses. La machine á laver n'est pas utilisée pendant Pété.
L'hiver, un simple tuyau évacue Peau du linge qui arrose les arbres fruitiers, destinés á la consommation du foyer : trois citronniers, cinq cognassiers... «Si les plantations d'avocats n'avaient pas autant explosé, on n'en serait pas ld.
En méme temps, ils donnent du boulot aux gens du coin... », devise Juana Olivares, formulant la pensée de nombreux habitants alentour. «Mais, bon, il faut partager les biens que Dieu nous a donnés! » «Les entreprises agricoles, les producteurs d'avocats surtout, nous ont pompé Peau, elles ont pris tout le territoire », accuse Lorena Donaire, porte-parole de Mujeres Modatima, une ONG qui lutte pour le droit á Peau et la protection de Penvironnement. Agriculture représente á elle seule 73 % de Pusage de cette Page de gauche, la défenseuse de lenvironnement Lorena Donaire, dans le lit asséché de La Ligua, le 29 aoút. Le jardin de Juana Olivares, une des habitantes de « la vallée du pauvre », qui a installé un systeme artisanal de récupération d'eau afin d'arroser ses plantes médicinales, le 29 aoút. ressource. Au Chili, Peau est un marché aux mains du seul secteur privé, par le biais de droits d'exploitation accordés pour une durée illimitée, et gratuitement á Porigine, par PÉtat.
Selon une comparaison internationale de PUniversité pontificale catholique du Chili, son cadre légal est unique au monde : le code des eaux, datant de 1981, a été écrit dans le jus de la Constitution adoptée un an plus tót par la dictature militaire (1973-1990), socle néolibéral du Chili qui place PÉtat en retrait du secteur privé. «Ce systéme n'a pas posé probléme tant qu'il pleuvait et qu'il neigeait sur la cordillére des Andes », observe Patricio González, climatologue á Puniversité de Talca.
Maisle déficit historique de précipitations — de Pordre de 30 % entre 2010 et 2019 et de 50 % rien quen 2021, selon un rapport du Centre de recherche pour le climat et la résilience chilien — met á nu Pasymétrie dans Paccés á Peau. «Il y a une concentration des droits d'exploitation dans les mains de quelques-uns, parmi lesquels les producteurs agricoles », souligne le climatologue.
LPavocat, adoré des Chiliens qui n'ont pas attendu la mode de Pavocado toast pour s'en faire des tartines des le petit déjeuner, est ainsi devenu un symbole de cette iniquité, avec, d'un cóté, des habitants dont le robinet est á sec et, de Pautre, des entreprises qui arrosent des plantations dont la majorité des fruits seront dégustés á Pautre bout du monde. Ces derniéres années, sous conjugué de la mégasécheresse et de la surexploitation, «les nappes ont commencé á baisser, avec une qualité de Peau qui se détériore, souligne Pingénieur agronome Rodrigo Fuster.
Le probléme, c'est que n'a pas de capacité de Au mois d'avril, un premier pas a été esquissé en vue d'une répartition plus juste de la ressource : une réforme du code des eaux, qui donne la priorité á la consommation humaine. « Une fois son application effective, cela devrait améliorer la situation des habitants. Mais cela ne répondra pas a Pasymétrie des petits agriculteurs face aux grandes entreprises ni á la protection de l'écosystéme », juge Rodrigo Fuster.
Le nouveau gouvernement de gauche de Gabriel Boric espérait aller beaucoup plus loin : une nouvelle Constitution, soumise á référendum le 4 septembre, proposait un changement de modéle radical, dans la foulée des exigences de justice sociale exprimées par la rue pendant la révolte de 2019. Le projet de texte évoquait pour la premiére fois Peau comme «un bien inappropriable », « un droit», et confiait á PÉtat la possibilité d'en organiser sa répartition. Mais les Chiliens ont massivement rejeté ce projet de nouvelle Constitution qui, á force de trop embrasser de sujets, a fini par indisposer une majorité de la population. Un revers pour Gabriel Boric, qui avait déclaré pendant la campagne présidentielle : « L'eau doit étre garantie, pour tous, comme un droit humain.
Notre engagement comme gouvernement est d'assurer la distribution d'eau aux milliers de familles qui vivent aujourd'hui dans la précarité et en finir avec les privileges de ceux qui P'accaparent. » Pourtant, selon un récent sondage de Pinstitut Feedback Research, Pidée de Peau comme un bien inappropriable récolte 80 % des suffrages des personnes interrogées aprés le référendum. Une autre assemblée — dont les caractéristiques et les modalités de travail sont au coeur des négociations entre le gouvernement et Popposition — pourrait étre élue afin de rédiger un nouveau projet de Constitution. En attendant, pour répondre aux besoins élémentaires des foyers, PÉtat continue de mobiliser les camions-citernes de sociétés privées. Dans la province de Petorca, on les croise sur les routes : leur présence, initialement pensée pour Purgence, est devenue habituelle.
Au Chili, Peau est ainsi revendue á PÉtat ou aux petits agriculteurs par ceux qui en détiennent les droits d'exploitation. «Et, parfois, seulement 20 ou 40 litres seulement par jour et par personne sont livrés », déplore Lorena Donaire, de PONG Mujeres Modatima. Vingt litres : une douche de deux minutes. LONU recommande entre 50 et 100 litres quotidiens par individu pour satisfaire les usages personnels et domestiques.
Dans les zones rurales, ces livraisons sont négociées, coordonnées, mutualisées par un étonnant systeme communautaire, les APR («eau potable rurale »), créées á Porigine dans les années 1960 pour assurer Parrivée de Peau potable dans les ooo Ci-dessus, Julia Bustamante, agricultrice, dans sa serre de fortune, oú les plantes souffrent du manque d'eau, á Maiten Largo, le 29 aoút. Ci-contre, remplissage de camions-citernes avec l'eau pompée dans les nappes phréatigues, á Cabildo, le 30 aoút. Page de droite, Cristian Pérez, producteur d'avocats dans la province de Petorca, contraint par la sécheresse de réduire son exploitation de 104 hectares en 40 hectares aujourd'hui. JULIA BUSTAMANTE, AGRICULTRICE DE 72 ANS, DESIGNE SES LYS BLANCS, ENCORE TIMIDES. “ILS SONT LENTS ! ” SES FRAISES AUSSI SONT CHETIVES, ELLES N'ONT PAS ASSEZ BU QUAND IL LE FALLAIT. “LES RICHES ONT TOUTE L'EAU QU'ILS VEULENT ! ” ooo campagnes. Á leur téte, un habitant, qui prend en charge cette táche colossale, ad honorem. « Moi, je fais ca par amour. Mais quel stress! Cest une responsabilité énorme », soupire Hermosina Inostroza en désignant son portable, toujours a portée de main.
Á 58 ans, elle est la présidente d'une APR dans « la vallée du pauvre ». La nappe qui alimente les cinquante foyers dont elle fait partie est trop basse depuis longtemps, alors 80 % de Peau consommée provient des camionsciternes, calcule-t-elle.
La livraison est déversée dans un immense réservoir qui nourrit les maisons, par tuyauterie. «Mais ca ne suffit pas! LÉtat nous propose des formations [en gestion, technologie], mais, moi, ce que je veux, c'est de Peau! », réclame-t-elle. De Pautre cóté de la vallée, de Pautre cóoté d'un nuage, entre les rangées de fleurs et de baies, une petite silhouette noire se détache. Julia Bustamante, agricultrice, et veuve de 72 ans, désigne Pune de ses cultures, des lys blancs, encore timides. « Ils sont lents ! », Sexclametelle en faisant trainer la derniére syllabe. Quand il fallait les arroser, en mars, elle a manqué d'eau. Ses fraises aussi sont chétives, elles mont pas assez bu quand il le fallait. « Les riches ont toute Peau qu'ils veulent ! », Sécrie-t-elle d'une voix aigué.
Comme Hermosina Inostroza, elle a pris, sans contrepartie, les rénes d'une APR, puis a organisé le regroupement avec quatre autres associations, afin de peser davantage dans les négociations pour Peau. «Je suis fatiguée », láche-t-elle, en montrant les plantations d'avocats qui verdissent sur les collines. Gonzalo Vargas aussi est fatigué.
Cet ingénieur agronome et conseiller d'entreprises agricoles prend la défense des producteurs: «On a stigmatisé Pavocat, c'est devenu un sujet politique! Si la province de Petorca est seche, C'est parce qu'il s'est arrété de pleuvoir. » 1l montre du doigt les plantations de citrons — tres présents dans la province — qui exigent jusqu'á deux fois plus que les avocatiers, selon lui. 11 souligne que, dans les grandes entreprises d'avocatiers, Parrosage est totalement technicisé.
Ce serait méme Pun des secteurs agricoles les plus avancés en la matiére selon un rapport datant de 2020 du Centre régional de Peau pour les zones arides et semi-arides de l Amérique latine et des Caraibes (Cazalac), qui conclut á un «usage adéquat et efficace» de Peau.
Depuis plus de dix ans, Gonzalo Vargas affirme déployer toute une panoplie de stratégies pour restreindre Putilisation de Peau : les arbres sont régulierement élagués afin de réduire leur consommation; des calibres de fruits plus petits sont sélectionnés; une nouvelle technologie, suisse, qui permet une meilleure absorption par le sol est actuellement testée. «On a été mis au défi de travailler avec moins d'eau. Dans les entreprises que je conseille, on en a réduit Pusage de 50 % en quinze ans », soutient Pingénieur agronome. Pour autant, admetil, á terme, Pavenir est sombre pour les producteurs : Peau peut certes séconomiser, mais pas sinventer. Les producteurs d'avocats doiventils prendre leur part de responsabilité face á cette sécheresse aigué ? «Je ne pense pas. Moi, j'ai respecté les regles du jeu », répond Cristian Pérez, 48 ans, producteur dans la région de Petorca, faisant référence aux droits d'exploitation qu'il a rachetés au prix fort en 2000 dans le privé.
Il assure utiliser les volumes d'eau qui lui sont impartis, sans chercher á spéculer sur cette ressource en la revendant au prix fort, comme peuvent le faire d'autres propriétaires agricoles. « Ou alors, il aurait fallu étre devin et penser d Pépoque qu'on aurait des années plus tard un fort déficit de pluie, et ne pas planter d'avocatiers », poursuit-il. De fait, les avocatiers ont bien été contraints de se replier : leur superficie a baissé de pres de 8 % entre 2012 et 2020, selon le secteur. Cristian Pérez en est lá. Comptabilise aujourd*hui 40 hectares, contre 104 en 2008.
Dans les feuillages de ses plants, il faut chercher les fruits, clairsemés, maigrelets. «On manque d'eau! Sans eau, on ne peut rien faire. » Certaines de ses nappes sont á sec, une autre, dans laquelle il pompait á 8 métres de profondeur au départ, demande de creuser toujours un peu plus: 16,30, jusqu'a 90 métres aujourd'hui. «On arrive á la roche. » Maintenant, il regarde vers le Pacifique. Si ce métait Pespoir de compter d'ici peu sur une eau désalinisée, un projet proposé par une société privée, il mettrait déja la clé sous la porte, soutient-il. En attendant, soucieux de la cohabitation avec les habitants installés en aval de son terrain, Cristian Pérez affirme veiller á ne pas assécher leurs nappes.
Avec d'autres entreprises agricoles, il a participé financierement á la construction d'un puits et, Pété dernier, quand les habitants étaient totalement á sec, á Penvoi de camions-citernes, palliant les carences de PÉtat. «Je lui tire mon chapeau ! remercie Gustavo Donoso, un habitant installé en contrebas. C'est súr, les exploitations d'avocats nous ont pris de Peau. Mais elles nous aident aussi », dit-il en se dandinant d'un air géné.
Depuis Pautel installé dans un coin de son salon, Juana Olivares attend, elle, régulierement Paverse salvatrice. « Moi, je ne lui demande pas grand-chose au Seigneur. » Cette catholique est convaincue d'avoir été entendue : pendant austral, il a plu, plusieurs jours. Enfin! « Je suis sortie et crié : “Merci, merci Seigneur ! ”» Ce soulagement pluviométrique redonne une couleur verte aux collines de la région. Du moins temporairement.